Un souvenir de Kherrata
Hiver 1961
(Par Challal Djaouida)
De Bougie la ville côtière, la route s’élançait vers la plaine, bordée de champs d’agrumes et d’oliviers, piqués ça et là de figuiers de barbarie, de grenadiers et de lauriers en fleurs.
Plus nous nous éloignions de la mer, plus l’air semblait s’alléger, se débarrasser des odeurs de poussière et de terre mêlées aux effluves marines. Bientôt nous sentions un léger frisson nous parcourir et le soleil devenait presque inutile : nous arrivions alors à l’entrée de gorges montagneuses si profondes et si sauvages qu’elles inspiraient une sourde inquiétude. Le long du canyon, la route sinueuse rétrécissait et nous devions baisser notre vitesse ; Les voix se taisaient et tous, à notre insu, nous scrutions les flancs muets de la montagne comme pour y déceler un danger.
Ces gorges s’étiraient sur environ cinq kilomètres qui m’en paraissaient cinquante.
À mi-parcours, rituellement nous nous arrêtions à une source d’eau fraîche : c’était le moment de la détente, l’instant où nous nous débarrassions de nos craintes, presque sûrs à présent d’arriver à bon port. Des singes Magot venaient nous saluer et nous nous abandonnions au spectacle des guenons trimbalant leur petit sur le dos.
Aussitôt passé les gorges, le village de Kherrata apparaissait avec toujours de notre part le même soulagement. À l’entrée complètement, il y avait le ‘’château ‘’, demeure d’une riche famille de colons français, propriétaire d’immenses terres céréalières et de l’unique moulin à blé de la région.
Le long de la rue principale s’égrenaient quelques maisons et l’église bien en vue sur un promontoire rocheux, et puis arrivait le centre du village où trônaient la mairie et quelques commerces. De là partaient deux ramifications : l’une aboutissait à l’école des filles et l’autre menait à la carrière de calcaire avec sur le trajet l’hôpital et l’école des garçons. Notre maison se situait à mi-chemin, entre ces deux bâtisses.
À la sortie du village, la route s’enfonçait en droite ligne vers les hautes plaines ; l’air devenait de plus en plus cristallin et le silence d’une étonnante pureté surtout en hiver quand la terre reposait sous un épais manteau de neige.
L’Algérie vivait alors un chapitre mouvementé de son histoire : la population ‘’ indigène ‘’ lassée de l’incompréhension et du mépris dont elle faisait l’objet depuis plus d’un siècle avait décidé d’en finir avec un système colonial d’un autre âge : une guerre sans nom s’était installée et des deux côtés tous les moyens étaient bons : la menace, la manipulation, la cruauté, la torture. Des bombes éclataient là où elles faisaient le plus de ravages, les victimes étaient innombrables. La tension était extrême et tout pouvait basculer d’une journée à l’autre ; on sentait que pour chacune des parties cette guerre était à finir.
Au village la vie s’écoulait paisiblement. Peu de gens invoquaient ouvertement ces évènements et tous voulaient croire que nous étions épargnés. Cependant, à l’occasion la réalité nous rappelait sa triste vérité : accrochage dans les gorges, assassinats de notables et obligation du couvre-feu : chaque nuit le village s’enfonçait dans le silence à vingt heures trente précises et tout devait attendre au lendemain pour reprendre vie.
Malgré tout mon père semblait heureux dans cet endroit perdu où il s’était retrouvé au gré des mutations. Instituteur de métier, il assumait aussi la direction de l’école des garçons, ce qui lui assurait une certaine reconnaissance dans cette communauté de gens humbles souvent dénués de l’essentiel.
Nous menions une vie simple ponctuée par les rythmes scolaires. Le soir au repas, mon père allumait la radio et prenait contact avec le reste du monde : la voix du speaker montait, montait puis se faisait à peine audible, elle revenait de nouveau plus forte et puis disparaissait encore. La concentration de mon père était maximale, son être entier était suspendu à ce filet de voix capricieux. Après les nouvelles, suivait le jeu du ‘’quitte ou double ‘’ dont il ne se lassait jamais. Les soirées s’écoulaient toutes pareilles les unes aux autres, sans véritable surprise.
En hiver, la famille se regroupait dans la cuisine autour du poêle ronflant qui dégageait une chaleur réconfortante et à notre grande joie, mon père y faisait cuire des patates douces ou griller quelques marrons. Ma mère perdait alors la mauvaise humeur qui l’habitait dans la journée et tous nous nous abandonnions à une douce quiétude. Dehors le vent hurlait.
Un soir de veillée, des bruits étouffés nous parvinrent du dehors, des voix chuchotaient au creux de la fenêtre de notre cuisine et nous percevions le frou-frou de vêtements en toile. Des pas précipités crissaient sur le gravier. Mon père nous fit signe de nous taire et éteignit la lumière ; nous n’étions plus qu’une immense oreille essayant de capter la moindre vibration de l’air.
A l’extérieur le va et vient s’intensifiait. On aurait dit une chorégraphie muette dont nous étions les spectateurs privilégiés. Soudain un silence de plomb envahit l’air, seul le halètement des respirations de ces acteurs invisibles annonçait une suite aux évènements. Une voix rauque, glacée résonna dans le noir suivi du cliquetis d’armes que l’on charge : ‘’ Plus un geste ou on tire ! ‘’, et puis à nouveau dans un hurlement ‘’ Halte ! ‘’ Je fermais les yeux très fort et vis une myriade d’étoiles. Le souffle coupé j’attendais. Une rafale de mitraillette brisa le silence suivi du tir des armes automatiques. Sans le savoir vraiment je me mis à compter les secondes : à vingt-cinq, le vacarme cessa et l’air me sembla incroyablement dense, presque palpable. Quelques chuchotements encore et les pas s’éloignèrent lentement, pesamment.
Pendant de longues minutes, nous restâmes ainsi sans bouger, abasourdis, nos têtes encore pleines du bruit des armes, puis, toujours plongés dans la noirceur mon père nous murmura d’aller nous coucher.
Le lendemain matin, une seule obsession semblait guider toute ma famille : que s’était-il passé la veille dans cette impasse qui séparait notre maison de l’hôpital ?
Sans un mot, nous nous préparâmes pour l’école. Dès que la porte de la maison s’ouvrit, d’un seul élan, nous nous retrouvâmes à l’entrée du cul de sac .Tout au fond, une masse informe, sombre, gisait sur le gravier. Mon père nous fit signe qu’il allait s’y rendre seul.
Sur place, il en fit à plusieurs reprises le tour. Il se penchât, se redressât, se penchât à nouveau fixant son attention sur un détail puis il se passât la main sur le front à la racine des cheveux, émit un sifflement et revint tranquillement vers nous en allumant une cigarette. J’étais la plus jeune des enfants, je fus la première rassurée. Calmement, mon père posa sa main sur ma tête, puis me pinçant la joue il me dit sur un ton badin : ‘’ C’est un âne, rien qu’un âne ! ‘’. A nous tous il ajouta encore plus joyeux : ‘’ Quelle farce alors ! ‘’
Pendant quelques instants je le vis perdu dans ses pensées, le regard vague songeant peut être à l’absurdité de toute guerre ou peut être même au destin de cette malheureuse bête, puis reprenant pied avec la réalité, il nous poussa sur le chemin : ‘’ Dépêchez vous les enfants, on va être en retard à l’école ! ‘’
Je voulais m’affranchir de cette lourdeur qui rivait mes pieds au sol, mais un sentiment obscur et confus me paralysait au cœur de ma détresse
Soudain, dans un battement d’ailes, tout près de moi, une hirondelle piqua sur le chemin.
Je m’élançais enfin.
Challal Djaouida
Date de dernière mise à jour : 02/07/2021